Malgré internet, les Cubains toujours épris de feuilletons radiophoniques
Ni internet, ni les séries sur les plateformes ne sont venus à bout de l'idylle entre les Cubains et les feuilletons radiophoniques, un genre toujours vivace dans ce pays qui fut à l'avant-garde en la matière en Amérique latine.
Il y a près de 80 ans, Cuba tirait des larmes à de nombreux Latino-américains avec son feuilleton radiodiffusé "Le droit de naître", qui contait en 314 épisodes l'histoire tumultueuse de l'héritière d'une riche famille havanaise déshonorée, se battant pour avoir le droit de donner naissance à son enfant.
Aujourd'hui, "Amours aux enchères", diffusé en fin de matinée par Radio Progreso continue de captiver les auditeurs cubains avec une autre histoire qui se déroule dans La Havane du début du XXe siècle, écrite par Joaquin Cuartas, 86 ans, considéré comme un des meilleurs scénaristes de la radio cubaine.
"J'apprécie" le feuilleton et "c'est comme si je vivais à cette époque", confie à l'AFP Alexis Castillo, un auditeur de 54 ans, malvoyant de naissance, dans son appartement d'Alamar, un quartier de l'est de La Havane.
"Les feuilletons radiophoniques me fascinent" et "ce feuilleton est hors du commun, les personnages et les interprétations me captivent" confie Milvia Lupe Leyva, 82 ans, qui vit, elle, dans l'ouest de la capitale.
L'oreille collée au poste de radio que son fils lui a ramené du Mexique "il y a une vingtaine d'années", l'octogénaire suit plusieurs feuilletons diffusés par Radio Progreso, fondée en 1929 et considérée comme un bastion du genre sur l'île.
En les écoutant, "je me sens comme la reine du monde", s'enthousiasme-t-elle.
Les Cubains se revendiquent précurseurs des feuilletons radiophoniques en Amérique latine: le Cubain Félix B. Caignet (1892-1976) a lancé le genre avec "Le droit de naître" en 1948 et conquis des auditeurs en Argentine, en Colombie, au Mexique, au Venezuela, et même au Brésil avec une traduction en portugais.
Au moment où les plateformes de vidéos à la demande et les réseaux sociaux captent une bonne part de l'audience du divertissement, Alexis Castillo dénonce le "cliché" selon lequel les feuilletons radiophoniques sont quelque chose de "banal" pour "femmes au foyer" ou "personnes de faible niveau culturel".
"Les feuilletons radiophoniques ne sont pas tous des drames, entre sanglots et happy ends", souligne l'aficionado. "Il y en a beaucoup de caractère historique et biographique, qui t'apprennent des choses", ajoute-t-il, reconnaissant toutefois ne pas bouder son plaisir lorsqu'une histoire d'amour est "bien écrite".
"Tradition"
Durant une session d'enregistrement dans les locaux de Radio Progreso, où le temps semble s'être arrêté dans les années 1950, Nilas Sanchez, actrice de 76 ans, dont cinquante consacrés à la radio, dit sa foi dans la persistance du genre car "Cuba a une tradition de radio, et une tradition d'écoute de feuilletons radiophoniques".
La directrice artistique de "Amours aux enchères", Yumary Cruz, 51 ans, souligne que "les ingrédients de Félix B. Caignet ### larmes, chuchotements et bonheur sans cesse reporté ### sont toujours très efficaces".
Dans le studio, où ils transpirent abondamment car la crise énergétique dans laquelle est plongée l'île ne permet pas d'utiliser l'air conditionné, les acteurs élaborent leur personnage, entraînés par le narrateur.
Yumary Cruz déplore cependant le "vieillissement" du matériel et le départ de plusieurs acteurs, alors que le pays subit sa pire crise migratoire depuis la révolution de 1959.
Dans son appartement d'Alamar, Alexis Castillo, féru de nouvelles technologies malgré sa cécité, utilise un logiciel pour déficients visuels afin d'enregistrer chaque épisode de "Amours aux enchères".
Le soir, il met l'épisode sur un groupe Whatsapp qu'il a créé et qui regroupe une centaine d'acteurs, de réalisateurs, de producteurs et d'auditeurs passionnés de différentes régions du pays.
Ainsi "les gens qui n'ont pas pu écouter (l'épisode) parce qu'ils travaillent ou parce qu'ils n'ont pas d'électricité peuvent le faire plus tard", explique-t-il, en référence aux fréquentes coupures de courant qui perturbent le quotidien des Cubains.
Lorsqu'un feuilleton se termine, Alexis Castillo le télécharge intégralement sur le "cloud" numérique afin que les fans, à Cuba comme à l'étranger, puissent en disposer. Un service de podcast improvisé qu'il a lui-même baptisé "radio à la carte".